17 août 2017

LES IDENTITÉS MEURTRIÈRES

Essayer de comprendre pourquoi tant de personnes commettent aujourd’hui des crimes au nom de leur identité religieuse, ethnique, nationale ou autre, tel est l’intention d’Amin Maalouf.
 
Là où les gens se sentent menacés dans leur foi, c’est l’appartenance religieuse qui semble résumer leur identité entière. Mais si c’est leur langue maternelle et leur groupe ethnique qui sont attaqués, alors ils se battent farouchement contre leurs propres coreligionnaires. Il existe, à tout moment, parmi les éléments qui constituent l’identité de chacun, une certaine hiérarchie qui n’est pas immuable mais change avec le temps et modifie en profondeur les comportements. Souvent, l’identité que l’on proclame se calque, en négatif, sur celle de l’adversaire.

Pourtant, l’humanité n’est faite que de cas particuliers. Chacun est dotée d’une identité composite, complexe, unique, irremplaçable. Mais celui qui aligne ses multiples appartenances est immédiatement accusé de vouloir dissoudre son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs s’effaceraient.

L’identité n’est pas donné une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence.
Ce qui détermine l’appartenance d’une personne à un groupe donné, c’est essentiellement l’influence d’autrui. Si les hommes de tous pays, de toutes conditions, de toutes croyances se transforment aussi facilement en massacreurs, si les fanatiques de tous poils parviennent aussi facilement à s’imposer comme les défenseurs de l’identité, c’est parce que la conception « tribale » de l’identité qui prévaut encore dans le monde entier favorise une telle dérive. Le monde est couvert de communautés blessées, qui subissent aujourd’hui encore des persécutions ou qui gardent le souvenir de souffrances anciennes, et qui rêvent d’obtenir vengeance.
Une nouvelle conception de l’identité s’impose d’urgence, martèle Amin Maalouf. Les milliards d’humains désemparés ne peuvent plus se contenter du choix entre l’affirmation outrancière de leur identité et la perte de toute identité, entre l’intégrisme et la désintégration. Il faut les encourager à assumer leurs appartenances multiples.

Le XXe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme, chacune des grandes religions. Personne n’a le monopole du fanatisme et, à l’inverse, personne n’a le monopole de l’humain.
Il explique que l’islam avait établi un « protocole de tolérance » à une époque où les sociétés chrétiennes ne toléraient rien. Celui-ci resta pendant des siècles, dans le monde entier, la forme la plus avancée de coexistence. Le renversement du rapport de force moral entre le nord et le sud de la Méditerranée est très récent.
La prédominance de l’Europe chrétienne, de la civilisation occidentale, s’est imposée jusqu’à devenir civilisation planétaire. Désormais, toute modernisation est occidentalisation, impliquant l’abandon d’une partie de soi-même et une profonde crise d’identité. La mondialisation apparait aujourd’hui synonyme d’américanisation. Elle est souvent perçue comme le cheval de Troie d’une culture étrangère dominatrice.
La vertu première du nationalisme est de trouver à chaque problème un coupable plutôt qu’une solution.

La défaite de Marx et Lénine est apparue comme une revanche des religions, au moins autant que comme une victoire du capitalisme, du libéralisme, ou de l’Occident. La mondialisation accélérée provoque un renforcement du besoin d’identité et en raison d’une angoisse existentielle, un renforcement du besoin de spiritualité.
Pour Amin Maalouf, il faudrait séparer le religieux de l’identitaire et pouvoir satisfaire d’une autre manière le besoin d’identité.

La « discrimination positive » aux États-Unis, si elle provient d’une bonne intention, aboutit aussi à un renforcement des communautarismes.
Avec la mondialisation, tout le monde se sent minoritaire. Aux États-Unis, ce sont des « mâles blancs anglo-saxons et protestants » qui ont commis l’attentat d’Oklahoma City, c’est-à-dire qu’ils ont exactement le profil de ceux qui sont censés dominer la planète et tenir notre avenir entre leurs mains, aux yeux du reste du monde.  Pourtant, ils se sentaient comme une espèce en voie de disparition, la minorité la plus négligée et la plus bafouée.
Si la mondialisation menace la diversité culturelle, en particulier la diversité des langues et des modes de vie, le monde d’aujourd’hui donne aussi à ceux qui veulent préserver les cultures menacées les moyens de se défendre.
Du point de vue de la nature comme de celui de la culture, notre planète serait bien triste s’il n’y avait plus que les espèces « utiles », et quelques autres, « décoratives », ou qui ont acquis valeur symbolique.

Lorsque deux communautés pratiquent des langues différentes, leur religion commune ne suffit pas à les rassembler. La religion a vocation à être exclusive, la langue pas. La langue a cette merveilleuse particularité d’être à la fois facteur d’identité et instrument de communication. La langue a vocation à demeurer le pivot de l’identité culturelle et la diversité linguistique le pivot de toute diversité.
Amin Maalouf préconise à chacun, d’apprendre, en plus de sa langue identitaire, l’anglais et une autre langue, langue adoptive, langue épousée, langue aimée.

En conclusion, il déclare que le désir d’identité ne doit être traité ni par la persécution ni par la complaisance, mais observé, étudié sereinement, compris puis dompté, apprivoisé, pour éviter que le monde ne se transforme en jungle. La loi de la majorité n’est pas toujours synonyme de démocratie, de liberté et d’égalité. Le vote d’opinion doit remplacer le vote ethnique, le vote fanatique, le vote identitaire, pour que les scrutins aient du sens.


Amin Maalouf garde le constant soucis de ne stigmatiser personne, d’apaiser plutôt que d’accuser. À plusieurs reprises, c’est lui même qu’il prend en exemple pour illustrer son propos. Sa volonté de comprendre est animée par un profond désir de paix et une grande sagesse. Ses réflexions dépassionnées pourront alimenter des débats d’autant que beaucoup de ses arguments relèvent du bon sens.



LES IDENTITÉS MEURTRIÈRES
Amin Maalouf
218 pages – 16,50 euros.
Éditions Grasset – Paris – octobre 1998
189 pages – 6,10 euros
Édition Le Livre de Poche – Paris – février 2001

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