10 octobre 2017

EN DIRECT DU COULOIR DE LA MORT

« Mon ami,
Je préfère t’avertir.
Si tu crois à la glorieuse démocratie américaine et au rayonnement de son Empire, alors referme immédiatement ce livre. Maintenant ! (je te conseille plutôt d’allumer ta radio et d’écouter La voix de l’Amérique)…
Dans ces pages, tu entendras d’autres voix, celle de l’Amérique noire, de l’Amérique de la révolte, de l’Amérique des cachots et de ses habitants assignés à l’enfer. » Ainsi, Mumia Abu-Jamal prévient-il son lecteur.
« Moi je veux vous dire la vérité.
Même si je dois parler depuis la vallée de l’ombre de la mort, je la dirai.
 Ici Mumia Abu-Jamal, en direct du couloir de la mort. »


En 1857, le président de la Cour suprême des États-Unis, Roger, Taney, déclarait qu’ « Un Noir n’a aucun droit qu’un Blanc soit tenu de respecter. »
Les Noirs constituent à peine 9% de la population de la Pennsylvanie et un peu moins de 11% de la population nationale mais 40% de la population du couloir de la mort au niveau national et 60% en Pennsylvanie.
Journaliste, ancien membre des Blacks Panthers, Mumia Abu-Jamal, condamné pour le meurtre d’un policier, emprisonné depuis l’été 1983, raconte les conditions de détention dans le couloir de la mort de la prison d’État de Huntingdon, lieux de « stockage d’êtres humains », « monde austère où les prisonniers sont traités comme des corps à maintenir en vie pour être tués ». Il décrit les humiliations, les brimades, les brutalités, les visites sans aucun contact pour couper tout lien affectif. On lui a imposé le statut de « détenu disciplinaire » pour avoir refusé de se laisser couper les cheveux.


D’après une étude, les personnes accusés d’avoir tués des Blancs ont 4,3 fois plus de risques de mourrir que celles accusés d’avoir tué un Noir. « En matière de peine capitale, le droit dépend de la politique. » Ses prévisions, fondés sur une connaissance des tendances politiques plutôt que sur le droit, lui ont valu l’inimitié de beaucoup d’apprentis avocats qui continuent à croire en la jurisprudence et aux principes légaux. « Au fur et à mesure que le nombre de meurtres augmente dans les villes américaines, augmente aussi la vague de peur. Les politiques et les juges continuent à surfer sur cette vague qui nous conduit à la porte de la chambre d’exécution. Peu importe que sur les dix États ayant les taux de meurtre les plus élevés, huit connaissent aussi le plus grand nombre d’exécutions, ces exécutions qui ont un prétendu effet dissuasif. Peu importe que parmi les dix États ayant les taux de meurtre les plus bas, un seul (l’Utah) a procédé à des exécutions depuis 1976. Peu importe que l’efficacité de la peine de mort ne fasse jamais l’objet de débats. »


Il décrit l’isolement, l’enfermement vingt-deux heures sur vingt-quatre, l’absence de travail et de programmes éducatifs en prison, les unités de « traitement » psychiatrique qui n’ont pour but que de vous droguer et vous plonger dans le coma. Un arrêté de la Cour suprême de 1890 affirme pourtant que l’isolement est une « punition supplémentaire du type le plus important et le plus douloureux » et qu’elle est anticonstitutionnelle.
Il décrit la mentalité de la justice criminelle saturée de poison raciste, un système raciste de corruption déguisé en « correction ». On ne corrige personne. Personne ne sort de prison meilleur qu’il n’y est entré. La « correction » interdit l’éducation d’une population carcérale à 60% illettrée. La « monotonie abrutissante et déshumanisante » de chaque journée fait de la prison « un foyer de mort spirituelle pour plus d’un million d’hommes et de femmes aux États-Unis. »

« Au moment où les murs tombent en Europe de l’Est où les manifestants se réjouissent de la fin de la brutalité de l’État policier, les murs s’élèvent encore plus haut à l’Ouest. Le système carcéral des États-Unis se moque de la réthorique de la liberté, cette même liberté prônée par ceux qui applaudissent la glasnost en Europe. La Cour suprême des États-unis a fermé les portes des prisons au fer à souder. Elle y a coupé tout accès à la liberté de presse, à la religion, aux droits civiques. »


La seconde partie de l’ouvrage regroupe des articles plus généraux, sur la condition des Noirs aux États-Unis. Mumia Abu-Jamal compare par exemple la consommation de crack, poison importé avec la complicité de la CIA notamment dans le cadre du plan « Iran-Contra », à celle d’autres drogues encouragées dans les années 60 « pour noyer les flammes de la résistance révolutionnaire noire », aux communautés et tribus d’Amérindiens dévastées par l’introduction de l’alcool.

« À l’heure où l’Amérique entre dans l’ère postindustrielle, où le Japon produit des circuits électroniques pour toute la planète, où l’Allemagne produit des voitures hautement performantes, l’Amérique produit… des prisons. »

En 1994, un projet de loi prévoit l’application de la peine de mort à soixante délits supplémentaires. C’est un « programme d’emploi public qui mobilise plus de 30 milliards de dollars pour les travailleurs blancs. »


La troisième partie est plus spécifiquement consacrée à ses souvenirs.
Il raconte comment à 14 ans, expulsé du meeting d’un gouverneur raciste qu’il cherchait à perturber avec quelques amis, il fut agressé par des militants blancs. Comme il appelait un policier à son secours celui-ci l’a également tabassé  : « Je voue une éternelle reconnaissance à ce flic anonyme, car son coup de pied m’a expédié tout droit chez les Panthères noires. » « Les policiers sont les agents de la volonté blanche et capitaliste de la classe dominante, point. »

« Le système a récupéré les principaux thèmes non violents de Martin Luther King afin de protéger ses propres intérêt. Imaginez la plus violente nation de la Terre, héritière du génocide des Amérindiens et des Africains, la seule nation qui a largué des bombes atomiques sur des populations civiles, le plus grand marchand d’armes du monde, le pays qui a arrosé de napalm dix millions de Vietnamiens (afin de les « sauver » du communisme), le roi de l’enfermement - imaginez donc ce pays qui brandit le cadavre de King en appelant à la non-violence. »


En annexe, quelques pages reviennent sur son procès, digne de l’Inquisition.

Ce récit de Mumia Abu-Jamal est un document poignant, qui apporte un éclairage indispensable sur le système carcéral aux États-Unis. Son verdict est sans appel : « Pour ceux qui portent l’étiquette de « prisonnier », il n’y a ni légalité, ni justice, ni droits. »



EN DIRECT DU COULOIR DE LA MORT
Mumia Abu-Jamal
Traduit de l’anglais par Jim Cohen
Préface de Jacques Derrida
252 pages – 10,62 euros
Éditions La Découverte –  Paris – Août 1999
Première parution aux États-Unis en 1995.



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