18 janvier 2018

OFFSHORE - Paradis fiscaux et souveraineté criminelle

La moitié du stock mondial d’argent est concentré dans les « paradis fiscaux ». Dès lors, les institutions publiques n’ont plus d’emprise sur la marche du monde et le cours historique des choses ne répond plus aux principes démocratiques. Dans les États de droit, des subalternes se prêtent « au cirque des campagnes électorales et au théâtre des assemblées législatives ». Au delà de l’évasion fiscale, il est question de politiques privées menées en dehors des lois, sans réglementation ni contrôle et en parfait anonymat. Philosophe de formation, Alain Deneault a mené l’enquête.

En s’épargnant les dépenses fiscales et imposant aux classes moyennes le financement d’infrastructures publiques, en fuyant le fisc l’oligarchie appauvrit aussi les institutions politiques et les empêche d’être souveraines. Dans des campagnes virulentes, le fisc est présenté comme inquisitorial, obscène et tout ce qui touche aux affaires est assimilé au domaine privé. L’ISF s’est vu rebaptisé « Imposition Socialo-fasciste » et dans les écoles de commerce on enseigne aux étudiants comment « minimiser le fardeau fiscal international de la firme ». Au lendemain de la crise économique de 2008, les mesures restrictives ont été diversement accueillies : d’accord pour « répertorier » et « moraliser » pas pour interdire et punir. Le contrôle des flux financiers est globalement resté sous le principe de l’autodiscipline du secteur bancaire.
Pourtant, rappelle l’auteur « la fiscalité, pointe d’épine dans le gras du riche, que le contrôle public de l’information rend possible, vient rappeler à l’âme nantie sujette à un narcissisme abyssal que l’enrichissement personnel reste tributaire d’une organisation collective : sans un contexte social structuré, il n’y aurait nulle possibilité d’engranger des profits à soi tout seul. »

Déjà, à la Renaissance, les premières « économie-monde » se sont établies dans des très grandes villes (Anvers, Venise, Gênes, Amsterdam), échappant au contrôle fiscale et se dotant d’instruments et d’institutions nécessaires à un développement autonome.
Lors de la Conférence de Berlin en 1885, le roi de Belges, Léopold II, fonde au Congo sa colonie à titre strictement privé plutôt qu’au nom du royaume de Belgique, prototype du paradis fiscal moderne. La colonisation du Sud relève d’une transformation de l’espace public en « paradis du commerce ».
En 1648, la signature du traité de Westphalie met fin à la guerre de Trente ans et pose le principe de règles du contrôle territorial par lesquelles se définissent désormais les États. Dans cet esprit concurrentiel, chacun développe une dynamique de dumping pour proposer aux sociétés de grande envergure des exonérations fiscales : dans le New Jersey et le Delaware au sein même des États-Unis dès 1880 par exemple.
En 1876, les tribunaux britanniques prononcent une jurisprudence et assoient malgré eux la légitimité des paradis fiscaux. Ils jugent qu’une société britannique qui exploite en Inde doit payer ses impôts au Royaume-Uni où se trouve enregistré son siège social. Ce principe sera détourné puisqu’il suffira désormais de créer des filiales dans des juridictions de complaisance pour gérer certains secteurs d’activités et les placer ainsi à l’abri du fisc.
En 1934, la Suisse blinde le « secret bancaire » en criminalisant la divulgation d’informations.
Dans les années 1950-1960, la City de Londres développe le marché des eurodollars dans une complète opacité.
Les mesures internationales sont perverties pour lier deux systèmes de droit, avec par exemple les traités contre la double imposition conçus pour éviter que les sociétés ne payent des impôts sur des sommes identiques dans deux pays, mais qui deviennent très vite des traités de « double non-imposition »
La seconde moitié du XX ème siècle est marquée par l’arrivée de la finance électronique.
Pour éviter les conséquences inflationnistes d’un surplus monétaire, les États-Unis encouragent les sociétés américaines à investir leurs plus-values à l’étranger sous forme d’eurodollars et de pétrodollars.
En mettant fin à la parité entre le dollar et l’or en 1873, Nixon propulsera tout un secteur spéculatif sur le marché des changes.
Les accords de « libre-échange » déréglementent l’économie pour permettre aux capitaux de circuler sans contrainte. « La finance devient maîtresse du jeu tout en n’étant rattachée à aucun État. »
Ce système devient une panacée pour le crime organisé, les grands cartels de la drogue et les sociétés mafieuses qui pourront développer leurs activités à l’échelle internationale de manière exponentielle tout en garantissant un « métissage de leurs fonds avec ceux d’activités licites ». L’argent du crime se trouve largement réinvesti dans le marché économique traditionnel et s’impose désormais comme une source de financement incontournable.
Le « transfert de prix » est une « transaction qu’un entreprise fait avec elle-même de façon à enregistrer ses profits dans des juridictions à imposition nulle. » Plus de la moitié des échanges intra-entreprises concerne ce type d’opération.
Clearstream au Luxembourg et Euroclear en Belgique sont des chambres de compensation, des « super-notaires » de l’activité financière mondiale, qui consignent les titres (actions, bons du Trésor, obligations,…) en les dématérialisant sous  forme de numéros encodés et inaccessibles aux enquêteurs et aux juges des États. Selon le journaliste Denis Robert, Clearstream consignait pour 65 000 milliards de dollars de transaction en 2000.
Les entreprises ne publient plus que des « comptes consolidés » si bien qu’on ne sait plus où elles ont réalisé leurs bénéfices.
Le Panama, par exemple, offre un pavillon de complaisance qui permet aux affréteurs de navires d’engager des marins sans respecter de code du travail et sans que puissent être connus les responsables.
Le Conseil social et économique de l’Onu, sous couvert d’aide au développement, promeut à partir de 1964, la création de « zones franches » et « ports francs » dont vont profiter les investisseurs et les industriels sans impôt ni loi du travail ni mesures environnementales. Au nombre de 79 en 1975, elles étaient 2700 en 2006.
L’unique actionnaire d’une société de transports maritimes enregistrée à la Barbade, mêlée à des affaires d’évasion fiscale, de déversements de produits toxiques dans des eaux de pêche, de transactions avec un régime dictatorial,… fut ministre des Finances puis Premier ministre du Canada entre 1993 et 2002. Joseph Borg, nommé commissaire européen à la Pêcherie et aux Affaires maritimes, fut ministre des Affaires étrangères de la République de Malte de 1999 à 2004, port franc qui concentre près de 10% de la flotte maritime mondiale. C’est dire la complaisance des États de droit à l‘égard de ce problème.
Le Canada concentre 70% des sociétés minières mondiales dont il refuse d’encadrer rigoureusement les activités si ce n’est pour les soutenir financièrement.
Les pays du Sud sont livrés à une exploitation sans loi : il s’agit d’endetter ces États avec des projets surévalués et inadaptés qui ne profiteront qu’aux instances privées, pour accéder indéfiniment, du fait de ce rapport économique, à leurs ressources naturelles indispensables.

Les démocraties sont réduites à des « États du droit », c’est-à-dire tout entier consacrés à l’administration de dispositions légales et bureaucratiques. « Il continue d’y avoir un droit, mais les contraintes qu’il impose s’appliquent aux majorités n’ayant pas accès aux paradis hors la loi. » La mondialisation amène de plus en plus d’entreprises à ne plus se demander si un acte est répréhensible mais où il est possible de l’effectuer légalement. Les plus fortunées sont garanties de pouvoir accumuler actifs et ressources sans fin, et peuvent financer des marchands d’influences capables d’amener le pouvoir à aménager le droit en fonction de leurs intérêts spécifiques. « La police voire l’armée s’imposeront comme les scénographes de cet État radicalement légalisé, refoulant en coulisse tout élément indésirable, au nom d’un aménagement de l’espace public et du territoire qui doit effectivement correspondre à la mise en scène et à la distribution figurative des ayants droits. » « La presse, détenue par des grands groupes jaloux de leurs prérogatives offshore, contribue à privatiser le discours public. »

Si les autorités publiques ne peuvent plus donner l’impression qu’elles tolèrent encore cette évasion fiscale massive, leurs mesures demeurent dérisoires. Rien de plus qu’une politique sans conséquence du « name and shame » (nommer pour faire honte) : des listes noires qui deviennent grises puis vierges lorsque les paradis fiscaux s’engagent à respecter des exigences de circonstances pour en sortir et ensuite pouvoir se présenter comme « équitables » ! Les mesures se cantonnent à une surveillance ponctuelle et circonscrite, et relèvent essentiellement de l’auto-contrôle ! La Suisse, par exemple, a levé le secret bancaire mais uniquement sur les activités criminelles et selon ses propres critères. Ainsi, l’évasion fiscale ne constituant pas un crime en Suisse, une requête d’un juge d’instruction à ce sujet fera l’objet d’une fin de non-recevoir !

Alain Deneault expose ensuite l’évolution de la notion de souveraineté d’un point de vue philosophique et son récent dévoiement. Il montre également comment l’offshore est banalisé par « l’art de masse » (cinéma, bande dessinée,…) sans aucun projet de conscience de classe, empêchant toute pensée critique et acquérant une « vérité doxale » à force de répétition. Enfin, il explique comment « imposer le secret aux autres, c’est d’abord se donner à soi-même les moyens du déni des faits à l’origine de sa position hiérarchique ». « La mauvaise conscience est un luxe que ces gens là ne peuvent pas se permettre. » Pourtant, contribuant lui-même à mettre à jour ces « secrets », il conclut que « l’élite s’étant perdue elle-même dans ses récits triomphalistes, elle donne maintenant à voir au monde sa redoutable incompétence ». Ce qui ne semble pas encore suffisant mais c’est une autre question.

Cette enquête permet d’appréhender en profondeur et dans les moindres détails ce que l’on sait déjà dans les grandes lignes.




OFFSHORE - Paradis fiscaux et souveraineté criminelle
Alain Deneault
178 pages – 14 euros
La Fabrique éditions – Paris – Avril 2010


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