2 mars 2018

LA GRÈVE DES ÉLECTEURS

« Une chose m’étonne prodigieusement – j’oserai dire quelle me stupéfie – c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose… » Ces propos introductifs ne sont pas reproduits d’une récente publication libertaire comme on pourrait le penser, mais des pages du Figaro du 18 novembre 1888.
 
Avec une verve sans égale, Octave Mirbeau s’emporte contre la naïveté des « pauvres diables » qui s’imaginent encore « faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer - ô folies admirable et déconcertante - des programmes politiques et des revendication sociales ». Il dénonce vigoureusement le système électoral, conçu depuis toujours par les maîtres pour s’assurer l’obéissance du peuple, mystification qui pare de légitimité les extorsions des puissants. Et il est sans pitié, sans excuse, pour tous ceux qui le cautionne et affirme qu’« en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine en général, et de la sottise française en particuliers ».
On ne résiste pas au plaisir d’une dernière citation : « Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir, il ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais, du moins, ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui le mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit. »

Si beaucoup de passages font écho à des actualités récentes au point qu’on pourrait décidément croire ce texte contemporain, une telle prise de position est pourtant absolument inimaginable dans la presse d’aujourd’hui. On entend déjà les moralisateurs de tout poil égrener leurs couplets : « On s’est battu pour ça ! », « Vous faîtes le jeu des extrêmes ! ». Et Mirbeau ne s’embarrasse pas de justifications mais leur retourne la question : Pour quelle vraie bonne raison devrait-on se déplacer pour déposer un bulletin ?
Si la lecture de ce pamphlet ne fera certainement pas l’unanimité, cet enthousiaste appel à la grève du vote, cette parole singulière, forte et intemporelle, permet de faire entendre un point de vue toujours très vite dénigré et étouffé.




LA GRÈVE DES ÉLECTEURS
Suivi de PRÉLUDE
Octave Mirbeau
50 pages – 50 francs
Éditions Alllia – Paris – Mai 2009
Première parution dans Le Figaro, novembre 1888
Texte libre : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Gr%C3%A8ve_des_%C3%A9lecteurs

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