6 avril 2018

L’EXERCICE DE LA PEUR : Usages politiques d’une émotion

À propos de la peur comme arme politique et instrument de répression, le spécialiste de l’Italie médiévale, Patrick Boucheron et celui de l’Amérique contemporaine, Corey Robin, dialoguent.

Patrick Boucheron a longuement étudié la fresque réalisée par Ambrogio Lorenzetti en 1338 dans le Palazzo Publico de Sienne. Partout en Italie, une dégradation seigneuriale des institutions communales était alors à craindre. Pour conserver les mécanismes communaux de la république de Sienne, rotations des charges, élections, représentations, collégialité des décisions, ses dirigeants jugent urgent de faire peur pour alerter les citoyen du danger, en lui donnant un nom. « Désigner l’ennemi, le qualifier pour le disqualifier : vieille question du politique. » C’est, comme souvent, un nom du passé qui est choisi : tyrannus (tyran), manifestation d’une impuissance à comprendre le présent. L’image de Lorenzetti rendra visible ce qui se dérobe sous l’usure des mots. L’auteur explique comment « faire peur, à défaut de faire croire – sans jamais faire comprendre », est le meilleur moyen de se faire obéir.

Corey Robin raconte comment, depuis 2006, le terrorisme n’occupe plus, aux États-Unis, une place centrale au quotidien, ne représente plus une menace pour les modes de vie, comment la politique sensationnaliste de la peur née des contrecoups du 11 septembre s’est dissipée et comment, pourtant, l’infrastructure politique de la peur subsiste et même se renforce.

« L’unité de la peur n’est donc pas un artéfact de la psychologie de masse ; c’est un projet politique qui s’élabore par le biais des autorités, de l’idéologie et de l’action collective. »  Quand les gouvernements ne peuvent faire taire l’opposition, ils s’efforcent d’étendre l’infrastructure politique de la peur.
La peur en politique a deux nature :
L’une, horizontale, la peur d’un ennemi extérieur, permet de souder une unité, nationale ou communautaire.
L’autre, verticale, permet de maintenir les hiérarchies sociales. Les subalternes craignent leurs supérieurs tandis que les classes dirigeantes redoutent que ceux qu’elle dirigent ne se révoltent et les privent de leur pouvoir.
Pour maintenir un état de paix, il est nécessaire de conserver le monopole ou le contrôle des instruments de la violence. Comme l’observait Hobbes, l’astuce pouvoir politique est d’utiliser la menace des ennemis à l’extérieur comme prétexte pour réprimer les ennemis de l’intérieur.
À Sienne, comme le raconte la peinture d’Ambrogio Lorenzetti, l’ennemi intérieur n’est pas fantasmé : la tyrannie ne viendra que de la subversion des principes démocratiques eux-même et des pratiques du vivre-ensemble. Ce qui unit déjà la cité grecque, c’est la certitude de sa propre division sociale. Comme l’analysait Machiavel, le maintien de la république dépend de l’équilibre entre la volonté des dominants d’accroître leur domination et celle des dominés d’y résister. Le « bon gouvernement » doit oeuvrer à l’orchestration harmonieuse de cette mésentente.

« Dans le champ de l’économie politique, le management est le laboratoire d’une politique de la peur : la crainte qu’inspire le chômage aux salariés est le principal levier de domination, alors que les employeurs, pour leur part, n’ont rien à craindre de personne. (…) Ils n’ont plus intérêt à la vertu.»

Toujours selon Hobbes, le souverain a le pouvoir de décréter si une nation est ou non menacée. Ses sujets ont le devoir de s’en remettre à cette décision. La souveraineté vacille lorsque le peuple, ou une partie tout au moins, prétend que la menace désignée n’est pas avérée mais qu’elle se trouve ailleurs.
« Conjurer la peur, c’est lui donner son objet véritable, qui porte le beau nom de vigilance. Ce qui importe, en tant qu’historien mais aussi que citoyen, c’est bien de déceler dans les politiques de la peur où sont les calculs à l’oeuvre. » Le pouvoir devient véritablement tyrannique « dès lors qu’il assigne à l’angoisse de ceux qu’il gouverne des cibles commodes, et si possible lointaines, pour la porter au plus loin des problèmes qui se posent réellement à eux. » Un bon gouvernement est donc celui qui ne pèse pas sur les modes d’existence, qui laisse s’affairer les vies selon le mouvement propre de leur désir.

Robin Corey condamne la peur qui perpétue l’injustice, « des systèmes de domination au sein desquels une poignée d’êtres humains profite des plaisirs de la vie, quand tous les autres en sont privés ». Il appelle aussi à combattre la « peur créatrice d’euphorie », euphorie existentielle revendiquée par ceux qui s’imaginent qu’une société en état de paix est une société décadente, dépourvue d’héroïsme et de grandeur.

Si leurs sujets d’étude sont fort éloignés, leurs réflexions se rencontrent et s’enrichissent et leurs échanges sont fort intéressants.




L’EXERCICE DE LA PEUR : Usages politiques d’une émotion
Patrick Boucheron & Corey Robin
Débat présenté par Renaud Payre
86 pages – 10 euros
Éditions des Presses Universitaires de Lyon – Collection « Grands débats mode d’emploi » – Lyon – Novembre 2015


On trouvera une description et des reproductions des fresques d'Ambrogio Lorenzetti sur ce blog : http://affresco.canalblog.com/archives/2006/09/09/2639261.html

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